Chemin de foi
Comme je l’ai dit plus haut, je n’ai jamais reçu de culture religieuse dans ma famille hormis quelques bribes données de temps en temps par mon grand-père paternel. Mais je n’avais pas besoin de croire, je savais que Dieu, ou quel que soit le nom qu’on Lui donne, était là. C’est ce qui m’a poussée à suivre un parcours au sein de l’Église réformée. J’ai fait ma confirmation, puis je suis devenue conseillère de paroisse lorsque nous avons emménagé à Chancy.
A cette époque-là, je travaille souvent avec les pasteurs de notre paroisse, en particulier avec Lytta Basset qui est aussi philosophe et théologienne devenue plus tard prof. à la Faculté de Théologie de Neuchâtel. Elle est également l’auteur de nombreux ouvrages renommés. A cette époque, nous élaborons régulièrement ensemble les cultes de notre paroisse et nous monterons même un culte télévisé peu de temps après le terrible deuil qui l’accable avec le suicide de son fils. Comme le presbytère est en face de mon ancien logement, nous nous croisons ce fameux jour alors qu’elle rentre en voiture. Je serai parmi les premières à apprendre l’abominable nouvelle. Je passerai chez elle non pas pour lui parler, mais seulement pour être là et qu’elle sache qu’elle n’est pas seule dans cette monstrueuse épreuve. Comme tant d’autres sans doute, je prierai alors comme je n’ai jamais prié pour que ce terrible événement prenne un jour du sens et que ce qui met alors en pièce cette famille, soit aussi un élément qui lui permette de grandir et de se relever. En 2007, Lytta sortira un ouvrage, Ce lien qui ne meurt jamais, dans lequel elle expliquera comment elle a réussi à s’approprier cet abominable événement pour le transformer en un outil de compréhension de sa propre foi. C’est une leçon forte : les épreuves que nous rencontrons peuvent aussi être celles qui nous donnent le plus de clés pour avancer spirituellement. Le jour du service funèbre, je sentirai la présence de son fils à mes côtés. Mais je doute alors beaucoup trop de mes capacités pour en parler…
C’est Lytta qui me dira avec le plus de force de suivre la voie diaconale, alors que je me cherche, vivant nombre d’impasses professionnelle à la Télévision Romande où j’exerce des petits boulots au Département de l’Information. Je suivrai donc les six ans de formation nécessaires pour l’obtention du fameux diplôme, y passant un grand nombre de week-end sans oublier les masses de travaux à faire à la maison. Deux ans de théologie, deux ans pour apprendre théoriquement le métier de diacre et enfin deux ans de stages, puisque jeune maman, je ne peux suivre la formation qu’à 50%.
Je passe une première année exceptionnelle à la paroisse de Troinex-Veyrier avec Michel, le plus fantastique des maîtres de stage. L’année suivante est plus difficile, car trop chargée pour une jeune maman de deux enfants. Je suis à la fois stagiaire à l’aumônerie de Loëx et je monte en parallèle un projet d’Église ouverte dans notre temple quasi abandonné de Chancy.
Stagiaire en aumônerie
A l’Hôpital de Loëx, je peux compter sur un pasteur extrêmement compétent comme maître de stage, mais j’ai une petite santé, ce qui ne facilite pas mon travail. On ne peut en effet rendre visite aux patients que si nous sommes en pleine forme.
Durant cette année, je découvre que des comateux peuvent bouger et regarder normalement autour d’eux sans pour autant être présents. Je rêve alors de pouvoir communiquer avec eux pour savoir ce qu’ils souhaitent vraiment alors que leurs familles se déchirent sur la décision de les « débrancher » ou non. Ma fille cadette me dira, bien des années plus tard, qu’elle possède cette capacité qui m’aurait bien rendu service à cette époque.
Je vis surtout un événement qui me marquera profondément. A la demande du personnel soignant, mon maître de stage et moi-même sommes appelés en urgence auprès d’une vieille dame très agitée qui hurle bruyamment. Cette femme qui ne peut plus parler est assise dans son lit lorsque nous arrivons. Elle pointe fébrilement son doigt devant elle. A la seconde où je passe le pas de la porte, je sens la foule invisible qu’il y a sur place. Cette foule que la patiente tente désespérément de nous montrer. J’ai envie de lui dire : « Je sais qu’ils sont là, n’ayez pas peur ». Je voudrais la rassurer. Je lui prends la main, parce que je sens viscéralement que c’est ce que je dois faire à ce moment-là pour l’aider. Mais je me fais tout de suite réprimander par mon maître de stage, un homme profondément terre-à-terre pour qui la pauvre femme a de simples accès de démence. Il m’explique longuement qu’on ne doit jamais toucher un patient spontanément. Il me montre alors comment caresser le malade avec le dos de la main comme on le ferait pour approcher un jeune chiot apeuré. A côté de nous la pauvre femme hurle de plus belle, se sentant toujours plus démunie face à toutes les présences invisibles qu’elle découvre au pied de son lit. Je peste intérieurement de ne pas être seule à ses côtés, mais impossible de faire quoi que ce soit. Il est impensable de contrarier mon maître de stage, celui-là même qui devra rendre le rapport final à la direction de l’Église décidant de mon avenir.
Le lendemain, il me dira, presque choqué, que la femme à qui nous avons rendu visite la veille est décédée durant la nuit. Je n’en suis évidemment aucunement surprise au vu de tous ceux qui avaient envahi la chambre de la patiente. Mon manque total d’étonnement interpellera évidemment profondément mon maître de stage et je devrai improviser quelques bobards pour qu’il accepte cette absence de réaction face à l’annonce de ce décès « surprise ».
Projet d’Église ouverte
A côté de mes apprentissage et visites à l’hôpital de Loëx, je monte toujours dans le cadre de mon stage de deuxième année à 50%, un projet d’Église ouverte. A mes côtés, le visionnaire Conseil de paroisse de la Champagne et, surtout, Patricia, la plus extraordinaire voisine. Cette femme sera non seulement indispensable pour la mise sur pied du projet qui débute bien avant mon stage, mais elle sera aussi une confidente et un soutien dans tous les moments difficiles. Sans elle, rien n’aurait été possible.
Il y a aussi tous les bénévoles qui croient au projet. Ce sont essentiellement des personnes qui naviguent hors des réseaux d’Église. Nous sommes un universel des religions dans le respect des croyances de chacun : protestants, catholiques, musulmans, bouddhistes et agnostiques. Ils sont là pour m’accompagner durant les activités proposées aux enfants, pour organiser des sorties, des bricolages, des conférences ou des temps de partage. Nous mettons sur pied des concerts. Un humoriste vient même faire son spectacle. Certains s’étonnent « C’est vrai ? On a le droit de rire dans un temple ? ». J’imagine (ressens ?) les invisibles célestes rire avec nous à gorge déployée durant le One Man Show. Comment peut-on penser que Ceux qui résident dans l’Au-Delà n’approuvent pas la vie qui fleurit en ce lieu ?
C’est tellement évident qu’au fil de nos activités, l’énergie du bâtiment est peu à peu transformée. A l’origine, de nombreux paroissiens refusaient d’entrer dans ce temple profondément glauque, gris et qui sentait mauvais. Même les pasteurs détestaient officier dedans. Quand je quitterai le projet, beaucoup diront combien ils se sentent bien dans l’église et plusieurs personnes me diront leur étonnement, croyant que nous avons repeint l’intérieur. Évidemment, rien n’a été fait. Nous avons seulement vécu ce qui est mon credo (c’est d’ailleurs le rôle initial du diacre) : « faire vivre très concrètement les textes bibliques ».
Le projet que nous mettons sur pied titille bien au-delà de nos frontières locales et il obtient rapidement le soutien de tous les conseils de paroisse de la région lorsque les autorités ecclésiales demandent des idées pour que l’Église protestante de Genève puisse se renouveler et toucher davantage de gens. Mais, « Les Rendez-vous du Temple » ne conviennent pas. La demande des autorités n’avaient en réalité qu’un seul but : relocaliser les ministres en place sur des projets plus « sexy ». Un second projet bénéficiera au final des financements et des dotations en ministre promises tout en gardant notre titre des « Rendez-vous du Temple ». L’idée est de ne pas froisser les paroissiens qui avaient voté pour notre projet d’Église ouverte et qui se retrouvent en réalité avec un projet classique d’accompagnement. Ma confiance en l’Église s’effrite quelque peu…
La paroisse y croit cependant. Elle m’engage pour continuer le projet et nous nous faisons tous très vite taper sur les doigts par les autorités. Il est interdit aux paroisses d’engager des ministres. Dans les faits, je ne le suis pas encore puisque je n’ai pas encore reçu de premier salaire en tant que diacre à part entière. Pour clore définitivement ce chapitre, l’Église centrale m’engage officiellement sur l’Église ouverte de Chancy. Avec une promesse très claire : le mandat n’est que d’une année strictement non-renouvelable et il m’est formellement interdit de m’engager ensuite sur ce projet en-dehors d’un bénévolat, ce qui est impossible au vu de la masse de travail que demande la gestion des lieux. Surtout pas en étant obligée financièrement d’avoir un autre emploi et en ayant une santé chancelante.
Dans l’impossibilité de gagner de l’argent à Genève, confrontés à un budget toujours plus serré et faisant face à de nombreux problèmes de logement, mon mari et moi-même décidons de stopper les frais en terre genevoise. Une maison nous attend à Payerne. Le projet des « Rendez-vous du Temple », porté par un Comité, ne survivra que peu de temps à mon départ. Le bénévolat a ses limites.
Les chemins des possibles
A l’issue de mon mandat d’une année non-renouvelable, je suis tellement à bout de force que je finirai en urgence à l’hôpital avec un très gros abcès sur le canal ovarien. C’est symboliquement très fort : j’ai le sentiment que mon projet encore embryonnaire est stoppé net. On l’empêche de naître vraiment et de grandir. Mon appareil génital s’enflamme. C’est d’autant plus frustrant que je peux ressentir, presque toucher du doigt, un avenir positif pour l’Église protestante de Genève. Je peux à ce moment-là presque palper les « lignes de temps » et dire exactement ce qu’il faut faire et quand pour que mon Église puisse non seulement faire vivre cette nouvelle approche, mais aussi en vivre, parce que c’est, à ce que je peux percevoir, le seul moyen pour lui éviter un rabougrissement. L’énergie qui se dégage alors me semble tellement palpable, tellement évidente, que je m’étonne que personne ne réalise ce qu’il se passe. Une énergie qui s’ouvre à des voies. Les chemins des possibles. Je perçois au milieu un chemin lumineux. Je peux même dire les embranchements à suivre pour arriver au meilleur résultat. La route est parfaitement claire. Évidente.
Je « vois » depuis un moment qu’il faudrait mettre en place des structures d’« Église ouverte » réparties dans tout le canton pour redonner du sang neuf à cette Église protestante de Genève que j’aime profondément. Il s’agit de mettre en fonction des lieux de revalorisation des compétences et des talents, des espaces d’écoute et d’accueil, des endroits permettant de développer les liens sociaux, de rappeler sans prosélytisme l’importance de la spiritualité et permettant de gagner confiance en soi et dans les dons que nous avons tous reçus à la naissance.
Évidemment, cette vision n’est pas entendue. Lorsque je fais part de ces ressentis d’une incroyable clarté évidente, on me dit que c’est le résultat de mon imagination. Que je vois les choses trop naïvement. Que ce que je ressens n’est qu’un écho de mon vécu. Ou alors, quand mes « visions » sont pessimistes, on me réprimande en m’affirmant que je suis méchante.
Depuis le début de ma formation, la direction de l’Église rigolait en disant que j’étais « la rebelle » et le responsable de la Compagnie des pasteurs et des diacres soupirait que « je jouais les prophètes ». Au final, je ne suis jamais entrée dans le moule et, avec le recul, j’en suis profondément fière. Ces qualificatifs ne me rapprochent-ils pas du Christ ? Lui aussi était un « emmerdeur » bousculant la foi juive en rappelant l’importance de mettre l’humain et Dieu au centre et non les règlements et les rituels. Toutes ces mésaventures m’ont rapprochée de Lui.
Mais à ce moment-là, je ne perds pas espoir : je m’investirai encore durant des années comme membre du Collège des diacres, puis du Comité de l’Association diaconale romande. J’ai l’espoir qu’en agissant au niveau romand, il soit possible d’avoir plus d’impact. J’y crois pendant très longtemps, mais je finis par comprendre que ministres et paroissiens ne souhaitent finalement pas vraiment voir leur Église changer et encore moins s’ouvrir à de nouvelles populations trop étrangères à leurs manières de penser et d’agir. Je réalise que cette attitude est absolument normale. C’est totalement humain de vouloir rester entre personnes partageant les mêmes valeurs et les mêmes façons de penser. Cela fait toujours du bien d’être entre personnes avec qui on se sent en communion et en partage. Comment en vouloir à qui que ce soit ?
Il me faudra tout ce cheminement pour comprendre que je n’ai pas ma place comme diacre. Ma vision ecclésiale est trop loin des schémas classiques de l’Institution. N’ayant pas grandi dans le sérail, je n’en ai pas compris toutes les subtilités. Mais je resterai protestante réformée de tout mon cœur et de toute mon âme, même en restant dans la marge de cette institution qui m’a aussi beaucoup apporté en amis, partages et expériences. Je suis reconnaissante de ce que j’ai appris et des innombrables rencontres fortes que j’ai pu vivre en son sein, tout en sachant que mon lien à Dieu est si profond depuis ma petite enfance que je n’ai finalement pas besoin de l’Église pour échanger avec Lui et faire vivre Sa Parole. C’est finalement logique pour quelqu’un, comme moi, qui appartient à la grande famille des personnes ayant vécu des phénomènes hors-normes.
Alexandra Urfer Jungen
La suite: 7. Les esprits nous suivent à Payerne
Liste des chapitres de “Une famille (para)normale”