Le crédit scientifique

 

Ugo Bardi, professeur de chimie à l’Université de Florence, s’est demandé dans un article si la venue d’une « monnaie de réputation » pouvait être plus juste que la monnaie que nous échangeons actuellement. En se basant notamment sur le monde scientifique, sa réponse est « non ». Voici les points qu’il a relevés pour montrer les défauts du système :

 

Les crédits académiques

« Depuis des décennies, les scientifiques utilisent des « crédits académiques » destinés à établir une hiérarchie entre les scientifiques travaillant dans les mêmes domaines. Au départ, le système était basé uniquement sur le nombre de publications scientifiques (« articles ») qu’un scientifique pouvait produire. Cela a conduit au concept de « publier ou périr » et à la multiplication des articles et des revues scientifiques dans un gigantesque fouillis de publications de mauvaise qualité. Les tentatives visant à remédier à la catastrophe ont donné lieu à divers programmes de classement des revues et des publications. La dernière version, actuellement la plus populaire, de la notation scientifique s’appelle l’« indice de Hirsh » (1) et fournit des notes individuelles en fonction du nombre de fois qu’un article publié par un scientifique a été cité par d’autres scientifiques. Ce système, comme tous les autres systèmes de notation en sciences, est basé sur l’évaluation par les pairs, c’est donc une sorte de système de crédit social…»

 

La réputation des scientifiques

[Le journaliste, blogueur et romancier canadien Cory] Doctorow dit « la réputation est une monnaie terrible » [( le pair-à-pair et la gratuité sont des thèmes récurrents de son œuvre)]. C’est très vrai pour ceux qui sont à la mauvaise extrémité de l’échelle. Avez-vous déjà été victime d’intimidation durant votre adolescence ? Si ça vous est arrivé, vous savez à quel point ça peut être dur d’être le garçon au dernier échelon de l’échelle. Et la seule façon de s’éloigner du bas de l’échelle est de se comporter de la manière la plus abjecte avec les dirigeants du groupe : les flatter et obéir à leurs ordres. Ce faisant, on s’assure qu’une autre personne malchanceuse finira par occuper la dernière place dans la hiérarchie. Alors, si vous êtes un scientifique, vous savez sûrement à quel point une note au mérite peut être un facteur qui vous pousse au conformisme. Si vous êtes un jeune scientifique, vous savez que votre carrière dépend du fait de ne jamais critiquer ou dénigrer vos collègues au-dessus de vous. C’est un privilège que vous n’obtiendrez qu’après avoir obtenu votre titularisation et, même dans ce cas, vous devrez faire attention de ne pas déplaire aux puissants donateurs qui contrôlent le financement de la recherche… »

 

L’éternellement positif indice de Hirsh

[Au sens économique du terme], « il n’y a pas de « faillite scientifique » pour les scientifiques : leur indice-h [indice de Hirsh], tel qu’il est actuellement, ne peut pas devenir négatif. Donc, peu importe à quel point un scientifique peut être mauvais, il n’y a aucun moyen direct de le frapper avec une sentence de faillite et de le retirer des groupes de scientifiques reconnus. C’est probablement la raison pour laquelle on dit souvent que « la science progresse un enterrement à la fois ». (citation attribuée au scientifique allemand Max Planck). Cela signifie que les vieux scientifiques ont tendance à bloquer le progrès scientifique jusqu’à ce que le phénomène naturel de l’effondrement biologique les retire du système. Ce serait une réforme intéressante que d’introduire des « points négatifs » dans la science et de renvoyer les scientifiques qui parviennent à devenir négatifs à cause d’un ou plusieurs papiers vraiment mauvais. Mais, avant que cela n’arrive, le « piège de Whuffie [la “monnaie de réputation”] » que Doctorow a décrit jouerait son rôle pour pousser les scientifiques vers le conformisme le plus abject. Pour un scientifique, éviter d’être la cible de la colère des puissances scientifiques ne peut que signifier qu’il doit être extrêmement prudent pour éviter de publier ou d’exprimer ce qui va à l’encontre du consensus actuel. » (2)

Ugo Bardi enseigne la chimie physique à l’Université de Florence, en Italie, et il est également membre du Club de Rome. Il s’intéresse à l’épuisement des ressources, à la modélisation de la dynamique des systèmes, aux sciences climatiques et aux énergies renouvelables.

 

  1.  L’indice h (ou indice de Hirsch) est un indice ayant pour but de quantifier la productivité scientifique et l’impact d’un scientifique en fonction du niveau de citation de ses publications. Il peut aussi s’appliquer à un groupe de scientifiques, tel qu’un département, une université ou un pays.
  1. Ugo Bardi, « Débarrassons-nous des dettes – Comment remplacer l’argent par le crédit social », https://lesakerfrancophone.fr/debarrassons-nous-des-dettes, 2019; Source originale : https://cassandralegacy.blogspot.com/2019/05/a-world-with-no-debt-and-no.html, 2019