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Un besoin.
Je crois que tout a débuté ainsi.
Un besoin de savoir ce que je valais. De savoir qui j’étais vraiment. De mieux me connaître et de mieux m’assumer.
Besoin aussi de découvrir de nouveaux horizons. Sans doute moins paradisiaques que ce monde qui est le mien, mais en même temps abondants de richesses introuvables là où je réside.
Alors, j’ai décidé de partir. Partir avec un « oui » assumé.
Je voulais aller au fond des choses. Au fond de ce que je suis. Et peut-être poser, moi aussi, une pierre à l’édifice humain.
J’ai fait le bilan.
J’ai trouvé mes buts.
J’ai accepté le voyage.
J’ai assumé l’exil.
Et je suis parti à la recherche d’une famille d’accueil.
J’ai longtemps erré, puis j’ai fini par sentir, là, au creux de mon âme, un homme et une femme qui me donneraient assurément ce que je recherchais si ardemment.
C’est avec eux que je pourrais poser mes premiers pas dans ce monde et avancer, enfin, sur le chemin de la connaissance.
Eux, je les ai longuement observés avant de les contacter et, parfois, je remarquais un frémissement, comme s’ils sentaient mon regard posé sur eux.
Je pensais alors :
« Je vais vous rejoindre. S’il-vous-plaît, aimez-moi ! ».
Et souvent, ils me souriaient, comme s’ils avaient pu m’entendre.
Cela m’a rassuré.
Et cela m’a donné la force et l’énergie de continuer.
J’étais sûr de mon choix.
Absolument.
Sans le moindre doute.
Et pourtant, cela a été un déchirement terrible de partir.
Tout ce que je laissais derrière moi. Mes amis, mes mentors et l’Amour.
Cet Amour qui me poussait pourtant à partir pour comprendre si, moi aussi, je l’avais en suffisance cette foi et cet amour en moi. Pour savoir si moi aussi j’arriverais à être un véritable être humain dans un monde trop souvent inhumain.
J’ai attendu le dernier moment pour enfiler le scaphandre autonome qui me permettrait d’interagir dans ce nouveau monde. J’ai pénétré à l’intérieur et je me suis senti effroyablement à l’étroit. Coincé. Presque emprisonné. J’étais soudain incapable de faire ce qui me semblait évident quelques minutes auparavant.
Heureusement, je n’avais pas besoin de m’agiter et le lieu était agréable. Température idéale. Atmosphère douce. Sons feutrés et un « boumboum » rassurant en constant bruit de fond.
J’ai fini par apprécier mon premier contact avec ce monde, mais, en même temps, j’avais hâte de passer aux choses sérieuses.
Je voulais aller plus loin.
Alors, j’ai décidé qu’il était temps pour moi d’avancer. De visiter le monde.
La route était étroite. Pénible. Un vrai parcours du combattant.
Un moment, j’ai presque hésité : n’avais-je pas été trop prétentieux ? Avais-je finalement besoin de vivre cette aventure ?
Je n’étais qu’au tout début du chemin et déjà l’angoisse de la séparation me tenaillait.
La peur aussi.
Mon cœur battait plus vite que les battements d’ailes d’un colibri.
Qu’allais-je découvrir au bout de ce tunnel ?
Et puis, j’ai senti que les solutions à mes questionnements se trouvaient toutes, sans exception, au bout de ce boyau.
Alors, tenace, j’ai continué à avancer. Avec cette idée fixe en tête : aller vers la lumière.
J’ai passé une tête. Une épaule, puis l’autre. Et enfin, mon corps entier s’est abandonné dans cette nouvelle réalité.
Il y faisait beaucoup plus froid que dans ma première demeure. Les sons étaient fracassants. La lumière aveuglante.
Je frissonnai.
Puis, je réalisai les cris. De joie.
L’homme et la femme m’ont pris dans leurs bras, tellement heureux de me voir arriver.
J’en aurais presque pleuré.
J’ai d’ailleurs pleuré, mais si peu.
Parce que moi aussi, j’étais heureux.
Epuisé, mais tellement heureux.
Je pouvais enfin les rencontrer en chair et en os, ceux que j’avais choisi.
J’avais surtout réussi la première étape d’un chemin que j’espérais fécond.
Mais ce voyage avait épuisé toute mon énergie.
Je devais reprendre des forces.
Dès que j’ai pu, j’ai bu goulûment.
Je devais récupérer après cette première épreuve.
Je devais le faire pour continuer l’aventure.
Au loin, j’entendais le « boumboum » rassurant qui avait bercé mon premier séjour.
Epuisé, rassasié, heureux, je me suis endormi à même la table dans un sourire.
Je me suis réveillé bien plus tard.
J’avais été déplacé dans mon sommeil.
Il faisait nuit et seules quelques veilleuses me permettaient de me repérer.
J’étais couché dans un lit confortable aux côtés d’autres camarades, eux aussi nouvellement exilés.
Je me tournai vers l’un d’eux qui me jeta un regard plein de noirceur.
S’était-il lui aussi préparé comme moi au départ ?
J’en doutai.
Peut-être même n’avait-il pas demandé à venir.
Je ne lui ai pas posé la question, freiné par son expression agressive.
D’autres, comme moi, étaient heureux et certains, enfin, restaient impassibles.
Je voulus me lever pour les rejoindre, mais je m’aperçus que les déplacements m’étaient impossibles avec mon nouveau scaphandre.
Et évidemment, je n’avais pas de notice.
Je me tournai vers mes camarades et constatai qu’ils avaient les mêmes difficultés que moi.
Je réalisai soudain qu’il me faudrait plus de temps que je ne l’escomptais pour interagir dans ce nouveau monde.
Mais du temps, finalement, j’en avais.
N’étais-je pas là pour apprendre ?
Chaque minute passée en exil me serait précieuse.
Chaque instant était déjà si étrange.
Tellement loin de mon ordinaire.
Le lendemain, je constatai avec surprise que mes camarades avaient changé de regard.
Un regard vide.
Le regard de ceux qui avaient oublié.
J’ai voulu leur rappeler, mais ils ne me comprenaient plus.
Ils ne savaient plus.
Mémoire effacée.
Je ne comprenais pas.
Que leur était-il arrivé ?
Et puis, je songeai que l’oubli était un merveilleux cadeau.
Celui qui leur permettrait d’interagir sans contrainte.
D’être dans le vrai de leur âme.
Et surtout de faire disparaître la nostalgie de la Mère Patrie.
Oublier, pour ne pas avoir la tentation d’abandonner l’expérience.
Pour ne pas avoir la tentation de retourner auprès des siens avant la fin.
Oublier pour être soi-même.
Je me mis à les envier.
Pourquoi, moi, n’avais-je pas pu boire au fleuve du Léthé ?
Pourquoi, gardai-je tous mes souvenirs ?
Pourquoi moi ?
Cette interrogation, je l’ai gardée tout au long de ma vie.
Pourquoi moi ?
Pourquoi devais-je être si différent.
Pourquoi si cela devait me faire connaître le rejet ?
Car ce qui n’est pas semblable est rejeté.
Ce qui est autre, quelle que soit cette différence, est perçu comme un danger.
La dissemblance ne va-t-elle pas remettre en question les préceptes et les dogmes ? Faire disparaître ce qui apparait comme un fait indiscutable et rassurant depuis la nuit des temps ?
Et derrière les moqueries, c’est toujours la peur qui prédomine.
La peur de cet autre qui peut faire basculer ce qui a toujours été.
J’ai vite appris le rejet.
J’ai vite appris à le tromper.
A être ce que je n’étais pas pour pouvoir gagner ce qui me semblait essentiel : avoir des camarades et des amis. Etre accepté dans le groupe.
Je me faisais idiot pour ne pas apparaître idiot aux yeux des idiots.
Mais je ne pouvais rien leur reprocher.
Comment en vouloir à celui qui a oublié ce qu’est la Vie ? Ce qu’est l’Amour ?
Comment en vouloir à celui qui en toute bonne foi est persuadé de savoir ?
Je n’avais rien à dire.
Je n’avais pas à juger.
Seulement vivre en faisant le moins de vagues possibles.
Et me fondre dans la masse.
Me faire oublier avec cette déchirure du cœur de celui qui sait et qui ne peut pas partager.
J’en ai pleuré. Bien des fois.
Le chemin était difficile. Surtout pour un enfant si différent de ceux qu’il peut côtoyer.
Et puis, j’ai grandi. Un peu.
J’ai commencé à chercher mes semblables.
J’ai d’abord cru que je les trouverais dans les lieux de foi.
Quand on a la foi, on doit forcément savoir. Se souvenir. Reconstruire le lien.
Cela me semblait évident. Pourtant, là comme ailleurs, j’y ai plus souvent rencontré la peur que la confiance. Les cloisonnements que l’ouverture au monde.
J’ai frissonné et mon être s’est déchiré.
Si je n’avais pas eu aussi peur d’être rejeté, j’aurais hurlé :
« Ne réalisez-vous pas que savoir la Transcendance à vos côtés vous offre la liberté la plus complète qu’il vous soit possible d’espérer ? »
« Ne comprenez-vous pas qu’elle est la plus grande Libératrice. Celle qui vous permet de faire face à toutes vos peurs ? »
L’évidence face au néant. Le mur en face de moi.
Envie de hurler. De bousculer.
Puis le cœur en larmes.
Envie de dorloter. De rassurer.
« Je voudrais tellement partager avec vous ce que je sais et ce que je ressens. Si vous saviez comme moi. Si vous pouviez vous rappeler. Juste un petit peu ».
Et j’ai ragé.
Pourquoi l’oubli si cela doit engendrer la souffrance ?
Si cela signifie l’enfermement.
Si cela doit transformer les êtres humains en ombre de ce qu’ils pourraient être.
Pourquoi l’oubli si cela doit rendre le monde si difficile ?
Pourquoi l’oubli, alors que tout serait si simple avec le souvenir ?
L’épreuve infligée n’est-elle pas trop insurmontable pour les humains ?
J’y ai cru. Un temps.
J’ai cru que l’être humain ne serait jamais capable d’être ce qu’il était vraiment.
Partir pour se perdre ? Quel sens à tout cela ?
Mais moi qui savais, je n’avais finalement jamais rien expérimenté.
Je savais ce qui était.
Je me suis menti à moi-même, car je savais.
Je n’ai jamais réellement vécu l’expérience.
Et puis, j’ai réalisé qu’il y avait des bribes de savoir dans tant de gens.
Cette étincelle divine qui fait de chacun un être unique.
Avec parfois la volonté assumée de vouloir l’éteindre.
Le choix pris d’incarner le mal pour faire apparaître le bien chez autrui ?
Était-ce, au contraire l’image même de ce qu’ils étaient réellement : des êtres mauvais dénués de tous scrupules ? De tous sentiments ?
Et il y avait ceux, si nombreux, tellement épanouis d’être dans le malheur.
De ceux qui cherchent les ennuis, les problèmes pour se sentir exister.
Pour avoir une bonne raison de juger, de se cloîtrer, et surtout de ne pas vivre.
J’en ai tellement vus.
Mais cela ne m’a pas fait oublier les autres joyaux rencontrés au bord du chemin.
Ceux qui passaient trop souvent inaperçus.
Des petites perles de bonté. De compassion. D’amour. Des êtres qui reflétaient avec tant de justesse ce qui se vit hors-exil.
Combien de fois ai-je été touché ? Ému, parfois jusqu’aux larmes, par ces êtres rencontrés au hasard de la vie.
Beaucoup n’étaient pas croyants, ni même bien-pensants.
D‘autres oui. Remplis d’une confiance qu’ils habitaient si pleinement.
J’ai compris qu’aucune étiquette ne permet de se dire champion de la foi.
On est. Simplement
On sait. Uniquement.
Et c’est cela qui transparaît.
Mais impossible de le transmettre. Ça jamais.
C’est ce que je vous ai toujours dit, mes enfants.
Ce que j’ai toujours voulu vous transmettre.
Et je voulais que vous sachiez, que vous compreniez, mon bonheur, si intense, lorsque j’ai su à mon tour que votre mère et moi allions devenir famille d’accueil.
Jamais je n’ai rien vécu de si beau. De si fort. De si intense que de vous recevoir dans ce monde.
Mon émotion et ma fierté de vous savoir à mes côtés, prêts, vous aussi, à entamer la grande aventure.
La joie de vous faire découvrir les richesses, si grandes, de ce monde et des êtres qui le peuplent.
Ce monde, je l’ai aimé.
Je l’ai fait mien.
Mais je n’ai pas oublié.
Je n’ai rien oublié.
Maintenant que ce scaphandre ne veut plus me porter, laissez-moi m’en aller.
J’ai tellement hâte de retrouver ma Patrie. Mes amis. Mes mentors et l’Amour.
Alors ne pleurez pas.
Laissez-moi partir.
Laissez-moi reprendre ma route.
Et sachez que de l’autre Rive, jamais je ne vous oublierai.
Dans l’Autre réalité, toujours je vous guiderai.
Je vous aime tant.
Et je vous attendrai.
Faites ce que vous avez à faire.
Jouez.
Expérimentez.
Et ayez confiance.
Ne craignez rien, car ce monde n’est pas Le Monde.
Car cette terre, n’est jamais terre de solitude.
Toujours, au cœur de votre vie, vous êtes accompagnés par l’Amour et ceux qui vous ont aimé.
Ne craignez rien.
Vivez vos vies.
Ratez, réessayez.
Mais jamais ne désespérez.
Vous vivez la plus grande. La plus belle des aventures.
L’aventure de l’exil et de l’oubli.
L’aventure de la vie.
Alexandra Urfer Jungen