7. Les esprits nous suivent à Payerne

 

 

Home Sweet Home

On l’a vu, la situation à Chancy est devenue très difficile. Les propriétaires de l’immeuble nous ont rendu la vie impossible pour nous pousser à quitter les lieux le plus vite possible, histoire de revendre à prix d’or notre minuscule logement. En même temps, de nombreux projets immobiliers ont déjà modifié la dynamique du village. Nous avons eu la chance durant les années précédentes de vivre des rencontres de voisinage exceptionnelles, partageant des temps forts et joyeux. Échangeant écoute, compétences, bons petits plats et bonnes bouteilles. J’en suis reconnaissante tout en me disant que c’est un temps révolu.

Claude et moi souhaitons initialement rester dans la région lémanique, mais les montants astronomiques demandés pour l’achat d’un logements nous poussent à envisager un déménagement bien plus lointain. Ce sera une longue quête durant laquelle j’examinerai d’innombrables petites annonces. Et puis, un jour, je reste longuement sur les images d’une maison qui me « parle », avant de l’éliminer. Elle est dans une ville et nous souhaitons rester à la campagne. Et pourtant, quelques heures plus tard, peu avant mon réveil après une nuit de sommeil, la maison que j’avais éliminée apparaît avec force devant mes yeux. Je me réveille tremblante. Je suis remplie d’émotion. Je dis à Claude que nous devrions tout de même aller la visiter. J’irai finalement avec les filles, ma maman et ma belle-mère, Claude étant indisponible ce jour-là. C’est le coup de foudre. Les filles s’enthousiasment et mon chien Coockie furète partout en battant la queue de joie. Moi, j’ai l’impression d’être enfin à ma place. A mon poste.

En juillet 2007, nous emménageons dans notre nouveau Home Sweet Home à Payerne, dans cette région broyarde qui est un véritable puzzle entre les cantons de Vaud et de Fribourg. Le rêve que j’ai depuis enfant de posséder ma propre maison avec son bout de terrain se réalise enfin. Et je m’extasie de n’être qu’à quelques minutes à pied de toutes les commodités. Plus besoin de faire douze kilomètres pour approcher de la première grande surface. Quel bonheur ! Ce sera plus difficile pour Claude. Il fera les trajets Payerne – Chêne-Bourg durant un an et demi avant de trouver enfin un emploi à Lausanne. Il lui faudra beaucoup de temps pour récupérer physiquement de ces interminables journées. Mais des amitiés fortes se créent grâce aux rencontres et échanges qu’il vit durant les trajets en train.

Alors que les travaux sont nombreux, Claude me demande souvent de venir à ses côtés. Pas tant pour l’aider, mais simplement pour bénéficier de mon effet calmant lorsqu’il est face à un bricolage ardu ou une réparation compliquée. C’est souvent frustrant pour moi de devoir être présente sans rien faire alors que la liste des tâches qui m’attendent est longue comme le bras. Mais c’est vrai que j’ai cette capacité à transmettre le calme. C’en était exaspérant durant mes jeunes années lorsque je faisais de l’équitation. Je n’avais pas intérêt à ce qu’on me propose de monter un cheval paisible : il finissait par dormir dans le manège ! Par contre, très efficace avec les chevaux réputés nerveux ! Avec ce don, le revers de la médaille c’est que si je suis énervée, je contamine aussi mon entourage. Et là, ç’est explosion garantie dans la maison ! Voilà qui oblige à avoir une certaine maîtrise.

 

Des désincarnés dans la maison

Notre arrivée à Payerne, nous permet surtout de réaliser qu’être entourés d’esprits n’est pas lié à un lieu particulier. Les présences désincarnées nous suivent nous !

C’est comme cela que l’atmosphère devient plus lourde dans notre maison. A tour de rôle dans les chambres des filles.

Il y a cette petite venue s’installer chez l’aînée. Gamine de quatre ou cinq ans, perdue, désespérée, avec un sentiment d’abandon terrible. Elle veut tellement trouver quelqu’un avec qui jouer ! Mon cœur de mère en est bouleversé. « Je ne te laisse pas ! ». L’avantage, lorsqu’on est croyant, c’est qu’on peut appeler les colonnes de secours. Ce sont les proches de la personne décédée, les êtres angéliques, la Source de toute chose. Tous d’une efficacité redoutable. Elle partira rapidement, entre deux lessives.

Quant à Samantha, comme pour beaucoup d’autres jeunes enfants, ses capacités médiumniques lui rendent la vie difficile. Elle qui peut voir, entendre et être touchée physiquement par les esprits de personnes décédées doit apprendre à poser des limites. Elle doit rappeler qu’elle a aussi droit à son intimité, qu’elle a parfois besoin de tranquillité et qu’on doit la laisser dormir. Je dois souvent aller le soir dans la chambre de Samantha pour demander aux présences de partir pour que ma fille puisse se reposer. Elle s’en souvient bien : « Combien de fois tu disais aux esprits qui étaient dans ma chambre que ce n’était pas le moment, qu’il fallait me laisser tranquille, parce qu’ils me faisaient peur, que j’avais besoin de dormir. »

La personne la plus désagréable est au final l’ancienne propriétaire des lieux. Comme dans le mayen valaisan de nos vacances, elle n’accepte pas notre présence et Samantha est celle qui subit le plus son courroux : « C’était la femme la plus présente. Elle me disait qu’ici, c’était chez elle et que je n’avais pas à dormir dans sa chambre. Elle hurlait et balançait sciemment la robe jaune que j’avais dans mon armoire en disant que c’était la sienne. Elle était flippante. Le genre de personne à te réveiller au milieu de la nuit en se mettant à deux centimètres de ton visage. C’était plus agréable de venir dans le grenier où il y avait plein de monde [désincarné], plutôt que de rester avec elle ! ». Mais il y a heureusement aussi ces présences tellement adorables : les jeux faits ensemble, une main tenue, une caresse sur le front, des mots d’encouragement lorsque ma fille tombe malade.

 

Efficacité de groupe

En 2013, nous n’arrivons plus à gérer la foule qui passe par la maison, surtout dans la chambre de la cadette. Appel à ma sœur Sylvie qui oscille alors entre médium trans et clairaudiente selon les jours. Cette rencontre nous marquera profondément. Ce sera le commencement d’une nouvelle façon d’aborder ces présences.

Au travers du corps de ma sœur, mais sans pouvoir parler par sa bouche, ils s’expriment par gestes. On a l’impression de jouer au Pictionnary de l’Au-Delà. Au bout d’un moment, c’en est presque drôle. Des objets sont montrés, des signes sont faits. Les caractères des personnes décédées s’expriment. L’homme qui est stupidement tombé du toit en installant sa parabole. Le jeune plein d’humour qui a perdu la vie dans un accident de voiture. Nous réalisons soudain que toutes ensemble, nous sommes efficaces. Nous confrontons nos points de vue, vérifiant entre nous que nos sensations sont exactes. Et ensemble, nous essayons de trouver comment aider ces personnes qui passent par la maison.

Ce qui me frappe personnellement, c’est ce signe répété encore et encore par ceux qui nous rendent visite : la spirale. Nous mettons du temps à comprendre ce motif dessiné maladroitement sur les feuilles que nous tendons à Sylvie ou montré simplement par geste en faisant tourner son bras en l’air. Nous finissons enfin par capter ce que cela signifie. C’est « Le Symbole » central du passage vers l’Au-delà. Et Samantha, qui peut voir clairement à quoi ressemble Le Tunnel, confirme cette impression de monstrueuse spirale lumineuse située en hauteur et tournant sur elle-même. Pas étonnant que la symbolique de la spirale ait été si importante pour bien des peuples à travers le monde et l’histoire. Elle m’expliquera plus tard: “Le passage est très grand (comme un grand tunnel d’autoroute). Il est très lumineux. Il s’ouvre d’un petit point jusqu’à devenir très grand en forme de spirale. La spirale donne l’impression que cela tourne, mais c’est une illusion d’optique, me semble-t-il. Cela apparaît toujours en l’air. La personne vole en marchant dans le tunnel avec son guide. Après cela se referme comme cela s’est ouvert.” L’ancienne propriétaire de la maison sera l’une des premières à nous guider dans nos investigations et ainsi parmi les premières que nous pourrons aider à partir.

A l’issue de notre première journée d’accompagnement, Samantha est rassurée. Sa médiumnité est quelque part normale. Elle nous le dira plus tard: c’est cette rencontre hors du commun qui va permettre à ses dons de se développer.

Ce type de rendez-vous se multipliera. Au fil du temps, nous réalisons qu’il n’y a aucune différence entre les morts et les vivants. Même brassage de population, même diversité de caractères, même variété de parcours et surtout une gamme énorme de formes de décès qui dépasse tellement ce que notre imagination peut nous permettre d’envisager. Par contre, nous accueillons essentiellement des morts violentes. Peu de décès sur un lit d’hôpital. Je ne sais pas si cela signifie que ces personnes se sont mieux préparées à passer de l’Autre Côté ou si, simplement, d’autres que nous les prennent en charge. Encore un mystère.

Il y a ainsi le jeune « Yo » qui semble toujours être sous les effets de substances plus ou moins licites et qui répète de son ton lent « C’est vraiment trop con comme je suis mort. C’est vraiment trop con ». Une balade en forêt, une chute en arrière et le caillou mal placé qui perce la boîte crânienne. Vraiment trop bête !

Il y a ces époux que les remords empêchent de passer de l’Autre Côté. Cet homme qui n’a pas pu retenir sa femme après une chute en montagne et qui, à son tour, s’est cassé le cou à vouloir la sauver. Cet homme effondré qui explique qu’il est décédé avec sa femme dans un accident de voiture que lui-même a provoqué à cause de l’alcool.

Besoin d’être entendu, même si nos moyens nous semblent dérisoires. Comme le jour où nous sommes soudain envahis par une majorité d’enfants morts dans un accident de car. Le chauffeur au physique péruvien typique est là, effondré. Il veut simplement que quelqu’un, quelque part sur la planète, sache que ce qui est arrivé n’était pas de sa faute : l’axe des roues avant avait lâché juste avant de passer un de ces virages abrupts à flanc de ravin, si courants dans les pays d’Amérique du Sud.

Il y a aussi cette femme, assassinée par son mari après qu’il l’ait torturée, et qui a tellement besoin d’être entendue et soutenue. Je lui tends les mains. Samantha me dit qu’elle les tient très fort. Je la sers mentalement sur mon cœur pour lui montrer qu’elle n’est pas seule. Chacune, nous l’entourons comme nous le pouvons. Moment d’intense émotion.

Il y a également cette maman qui nous a tellement frappées et dont l’angoisse avait imprimé les murs de la pièce. Elle n’a alors pas saisi qu’elle est décédée et elle répète dans une litanie sans fin : « Aidez-moi ! Je dois aller chercher mon enfant à la sortie de l’école ». Nous lui expliquons qu’elle est morte et nous assistons à son Passage de l’Autre Côté. Samantha a un choc lorsque, quelques mois plus tard en classe de neige, elle voit un de ses camarades de camp s’effondrer en pleurs durant la boum de fin de séjour. La musique qui est diffusée est la même que celle qui avait été diffusée à l’enterrement de sa mère. Sa mère morte alors qu’elle devait venir le chercher à la sortie de l’école. A ses côtés, il y a, invisible, la femme venue nous voir pour demander notre aide.

Bien peu de personnes qui passent par la maison sont désagréables. Il y a certes régulièrement des individus qui peuvent être un peu pénibles, mais c’est surtout parce que leur situation de morts errant sur la Terre leur pèse. Ils sont dans un état d’agitation extrême et, souvent, les autres présences ont l’extrême amabilité de les faire passer en premier. Mais dans la catégorie « pauvre con », il y a tout de même ce gradé de l’armée américaine. Il a clairement été « suicidé » avec ses hommes pour avoir vu ce qu’il ne devait pas en Irak. L’homme est insupportable. Il ne cesse de nous insulter de tous les noms d’oiseaux possibles. De toute évidence, il se faisait obéir à la baguette par ses soldats et nous ne réagissons pas assez rapidement à ses ordres. Si certains de ses hommes le suivent immédiatement quand nous appelons (très vite!) les troupes de secours, d’autres restent encore un petit moment pour passer du temps avec nous. C’est le cas du cadet de l’équipe, un jeune noir, profondément traumatisé, qui, de toute évidence, a été tué dans le dos par des tirs « amis » alors qu’il essayait de fuir. Mais il y a aussi cet autre qui a flashé sur mon aînée et qui harcèle sans cesse ma sœur pour qu’elle lui transmette : « Dis ! Demande-lui : elle veut sortir avec moi ? Elle veut se marier avec moi ? ».

Il y a de tout chez les esprits !

 

Alexandra Urfer Jungen

 

La suite: 8. Samantha et Joachim

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