Laura Jungen se souvient d’avoir été en Occident durant son existence de samouraï dans les années 1560-1570. Un voyage aller-retour d’environ 2 ans comme garde-du-corps.
Les marins
« Il y avait plusieurs ethnies différentes sur les bateaux qui faisaient la route de la soie. Cela facilitait le commerce : c’était plus simple pour se faire comprendre et cela permettait de ne pas se faire avoir. Mais surtout, ça montrait qu’on avait une bonne ouverture d’esprit d’avoir plusieurs ethnies à bord. Du coup, les gens rencontrés durant les escales acceptaient plus facilement de travailler avec ce type d’équipage. Il y avait aussi des réductions de tarifs en procédant de cette manière parce qu’il y avait une meilleure compréhension des choses. Cette bonne connaissance des langues aux escales évitait également les trafics involontaires d’humains ou de marchandises volées.
Je me souviens aussi que les matelots ne s’appelaient pas entre eux par leur nom, mais par leur surnom qui était en fait leur pays d’origine. C’était drôle d’entendre, « Chinois » viens ici ! Je crois que ça les faisait marrer de s’appeler comme ça. Ça mettait une bonne ambiance ! C’était principalement le portugais qui était parlé sur les navires. En tous cas c’étaient des langues latines.
Certains marins m’ont demandé des cours pour les techniques de corps à corps. Surtout pour apprendre comment tomber et se relever rapidement. Ils me demandaient aussi comment je faisais pour tenir aussi bien au niveau du centre de gravité. Ils voulaient également savoir comment gérer un corps à corps en cas de beuverie qui dégénère et aussi à cause de la folie des marins. Je leur ai appris le « pouce indien », mais seulement à deux ou trois qui étaient les seuls à arriver à faire cette technique pour endormir quelqu’un. Les autres avaient trop de corne sur les doigts. Ils n’avaient pas la sensibilité nécessaire.
Il y avait des grands débats pour savoir ce qui causait la folie des marins. Certains pensaient que c’était à cause de problèmes de nourriture, d’autres que c’était à cause des sirènes et d’autres que c’étaient les deux selon les circonstances.«
Premières impressions
« On est arrivés en bateau dans une assez grande ville, probablement en Italie. C’était le soir et il faisait frais. J’avais le kimono complet et une veste. Tout le monde était habillé avec des vêtements longs, même les hommes. J’ai été choqué lorsque j’ai vu les gens porter la fourrure vers l’extérieur. Cela n’avait aucun sens pour moi, parce que ça maintient nettement moins la chaleur ainsi. Quand j’ai compris que la fourrure servait surtout de décoration sur les vêtements, j’ai été encore plus choqué !
Ce qui m’a perturbé, c’était de voir autant de murs en briques/en dur et toutes les fenêtres. Il y avait des bâtiments sur plusieurs étages face au port et je me demandais si c’était très sûr, parce qu’ils étaient proche de l’eau et que ça devait être dangereux en cas d’inondations.
J’ai aussi été impressionné par les vitres en verre. Oto-Sama était riche et moi aussi par la suite, mais je ne me souviens pas de fenêtres à notre maison. C’est ce qui m’a frappé lors de mon voyage en Occident : la présence des fenêtres. Chez nous, il y avait des panneaux traditionnels devant les ouvertures avec deux couches selon les endroits. Comme tout était en bois, avec des tatamis au sol, la chaleur restait dans la maison. Je me souviens bien de pousser deux panneaux pour ouvrir. On en rajoutait un pour l’hiver. Il y avait une trentaine de centimètres entre les deux. On pouvait placer un petit plateau-repas entre les deux panneaux pour garder la nourriture un peu plus au frais que dans la pièce.
En Occident, ce qui m’a aussi fait bizarre, c’était d’arriver et de marcher sur les pavés. Nous, on avait du bois, mais le plus souvent de la terre battue. Ça m’a choqué avec l’architecture. J’étais partagé entre le fait de penser que les Européens étaient plus avancés que nous, mais que nous on était plus proches de la nature. Plus respectueux. Je me sentais en retard sur notre temps. Je voyais les voitures avec les chevaux et nous, c’étaient souvent des hommes qui couraient. Mais je voyais que les gens étaient très aigris. Ils ne se regardaient pas. Les femmes se tenaient très droites. Elles avaient le regard très haut. Il me semble que les femmes avaient les corsets et les fesses exagérées. Je me demandais comment elles faisaient pour s’asseoir et aller faire leurs besoins. Il y avait plein de choses sur les chapeaux et je me disais : « Tu ne veux pas encore mettre ton repas dessus ? ».
Quand on voyageait sur terre, les gens étaient étonnés de nous entendre Baru [Barnabé, le responsable du voyage en Europe qui avait besoin d’un garde du corps] et moi parler japonais.«
Trafic d’êtres humains
« Dans le port où nous nous trouvions, il y avait du trafic d’êtres humains (pas que des noirs !) et je n’aimais pas ça, surtout qu’il y avait des enfants. Baru m’a dit que c’était mieux de ne pas réagir, parce qu’on ne pouvait rien faire. Ces êtres n’avaient déjà plus d’endroit où aller : l’endroit où ils vivaient avant avait été détruit.«
Le scorbut et la peste
« Certains descendaient de bateaux et on se disait qu’ils étaient déjà morts, parce qu’ils avaient un teint cadavérique avec des grosses taches noires sur le visage. Le scorbut attaquait déjà les peaux fines, celles du visage (joues, lèvres), sous les aisselles, à l’intérieur des bras, sous les genoux et entre les cuisses.
On obligeait les personnes atteintes de scorbut à aller avec d’autres malades eux aussi atteints et on les laissait mourir. Ils vivaient dans un coin du port sous des semblants de tente. Moi, je disais : « pourquoi est-ce qu’on ne les abat pas ? ». Au Japon, lorsque quelqu’un souffrait trop, on abrégeait ses souffrances ou il mettait lui-même fin à ses jours. Mais Baru me disait qu’on ne faisait pas ça là [en Europe] et il m’a dit que les malades refuseraient très sûrement qu’on les aide à mourir (même sachant qu’il n’y avait aucun espoir de guérison), parce qu’ils avaient peur de la mort. Ils n’étaient pas comme nous.
Je me rappelle aussi qu’on avait entendu parler de la peste durant notre arrêt en Europe. Il y avait une certaine peur de la peste du fait des échanges commerciaux, mais pas forcément parce que l’épidémie se trouvait proche du port.«
Le bateau
« Le bateau qu’on a pris pour aller en Europe était beaucoup plus petit que celui pour le retour. Celui-là était vraiment un géant. Je n’avais jamais vu, ni n’étais monté dans un bateau aussi grand que ça. C’était un monstre que je trouvais gigantesque. Je me sentais minuscule. Vraiment minuscule et le bateau était sacrément rapide ! Il était de couleur plus clair que les autres bateaux (couleur chêne) et je m’étais demandé si un bateau clair n’était pas trop visible en mer. L’équipage a un peu ri en me faisant remarquer que j’étais sur un très gros bateau et que quelle que soit sa couleur, celui-ci ne passait pas inaperçu ! Mais on m’a tout de même expliqué (à travers Baru) qu’un bateau clair était moins perceptible dans la brume et qu’il pouvait plus facilement se confondre avec les reflets de l’eau.
Il y avait peu de sculptures et de décorations. Le bateau était très simple. Il avait trois grands mats et un autre beaucoup plus court.
Il y avait une rangée de canons à une certaine hauteur du flanc du bateau pour éviter toute infiltration d’eau (les clapets de fermeture n’étaient pas totalement étanches !). Seul un canon sur deux était installé durant le voyage. Les autres étaient rangés.
A l’arrière, il y avait deux étages très en hauteur avec des vitres et des petits balcons. A l’origine, les balcons étaient beaucoup plus grands, mais on m’a raconté qu’à la première grosse mer, ils ont été démolis. C’était une décoration qui n’avait pas sa place pour la vraie navigation et ils ont été remplacés par quelque chose de plus fonctionnel.
C’est dans l’une de ces pièces plus luxueuses à l’arrière du bateau que logeait le capitaine. Il avait proposé à Baru de loger dans ses quartiers qui se trouvaient là. Moi, je dormais avec les chevaux qu’on était venu chercher en Europe (ainsi que d’autres produits pour les maisons de passe). On a acheté des copeaux de bois. On pouvait en avoir plus et c’était plus léger que le paille. En plus, ça pompait plus l’urine. Dans le bateau, il y avait un fond de sable et on posait les copeaux dessus, comme ça, les chevaux n’abimaient pas la coque.
Une ou deux fois quand je savais qu’on avait une escale plus longue, je descendais à terre pour faire marcher les chevaux. On a dû faire plus d’escales qu’à l’aller à cause de ce que consommaient les chevaux, surtout en eau.
J’étais surpris, parce qu’en bateau on a mis autant de temps que si on avait fait le voyage par les terres. Le trajet du retour a pris environ 11 mois. On a finalement mis pratiquement deux ans pour faire le voyage aller-retour.«
Les ports japonais
« Il y avait plusieurs ports sur quelques îles proches de Kyushu et au Sud de Kyushu, mais nous, nous sommes montés un peu plus au nord (mais pas à proximité de l’île principale), parce qu’il y avait là les bateaux adéquats qui remontaient le long du pays. C’était un peu comme les lignes internes après avoir pris les lignes internationales.
A cause de la saison, on est remonté le long de la côte du côté de la Chine [à l’ouest du pays]. Généralement, on allait beaucoup plus entre les terres que sur la côte est. C’était à cause des rafales de vent souvent très violentes. Là, il y avait plus de probabilités d’avoir des vagues scélérates. C’était rare qu’on passe du côté de Tokyo en bateau. Il fallait être sûr que c’était la bonne saison… et encore : on pouvait avoir des rafales qui renversaient subitement le bateau. S’il y avait de la chance, le mat et les voiles étaient démontés avant.
Beaucoup disaient que le vent était plus dangereux que les vagues scélérates, parce qu’un bateau pouvait être coulé en vingt minutes à cause du vent. Les vagues, ils les reconnaissaient aussi à cause des animaux dans l’eau qui étaient happés. On en voyait beaucoup et tout à coup, il n’y avait plus rien. Il fallait aller plein pot dans l’autre sens que celui où les animaux s’étaient faits happer !«
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