viv(r)e la mort

 

Règle numéro un : la mort, c’est pas bien !

Cette règle-là, je l’ai apprise à six ans. C’est que cela n’avait rien d’évident !

Ma maman est entrée dans ma chambre pour m’annoncer que mon grand-père, son père, gravement malade, était décédé.

Mon premier réflexe a été de me réjouir. Intérieurement, heureusement !

« Chouette ! Il en a de la chance mon grand-papa ! ».

Puis, en une fraction de seconde, j’ai réalisé que cela ne se faisait pas.

Quand on est confronté à la mort, il faut pleurer !

« Eh ben dis donc, j’ai failli me planter ! »

Alors, j’ai pleuré pour faire plaisir à ma mère.

Quand on est une petite fille sage, il est important de faire plaisir à ses parents !

Mais j’ai toujours trouvé étrange que la mort fasse si peur à si plein de gens. Moi, petite, c’était plutôt la vie qui me faisait peur. Et me rendait l’intérieur triste à mourir. De nostalgie de l’Autre Côté.

« Quoi ? Toi, t’as pas peur de mourir ? »

« Ben… non, pourquoi ? Toi oui ? »

« Mais tu es folle ! »

Pas impossible, après tout.

Quoique, j’avoue qu’au-delà de la mort elle-même, il y a certaines façons de passer de vie à trépas qui ne m‘attirent pas particulièrement.

Je serais assez heureuse d’éviter le gore. Les morceaux éparpillés partout, le sang qui gicle en longues gerbes, c‘est très cinématographique, je vous l’accorde. Parfait pour draguer les petites amies terrorisées par les images du petit écran, c’est évident ! Mais très peu pour moi. En plus, il faut une éternité pour tout remettre en état !

Moi, je suis pour la solution simple, facile, pas chère. Style idéal moyenâgeux : mourir tranquillement dans son lit en ayant eu le temps de dire au revoir à la famille et en ayant pu régler sereinement toutes ses petites affaires.

Ça, ça ne fait qu’un minimum de dérangement et pas de nettoyages peu ragoûtants.

Mais pour le reste, pas de problème. D’autant plus que nous sommes apparemment dotés d’un système de sécurité efficace qui nous éjecte l’âme dès que nous sommes confrontés à une souffrance intolérable. Une sorte de fusible assez pratique qui nous permet de regarder, peinard et indifférent, notre carcasse obsolète s’agiter convulsivement dans d’affreux gargouillis.

Pas à dire, le modèle « Homo sapiens sapiens » a été conçu avec beaucoup de génie !

 

Tout ça pour dire que, finalement, la mort ce n’est pas la fin du monde. Il s’agit juste, si on y réfléchit un peu, de quitter un scaphandre autonome qui n’est plus en état de marche pour rentrer (enfin) à la maison. Du coup, retour à une liberté de mouvement bienvenue et tchao les « emmerdes » d’un monde compliqué à l’extrême. (Faut-y d’ailleurs être motivé pour venir jouer quelques temps dans ce monde compliqué à l’extrême !).

« Mais enfin, comment peux-tu en être sûre ! Ce n’est pas scientifique ! Tu vois tes désirs pour tes réalités ! »

Point un le « pas scientifique » est à revoir !

Quant au reste… Quand on pense que 95% de la population, quelles que soient les convictions spirituelles, est convaincue d’une vie après la vie et que toutes les religions du monde admettent une pérennité de l’âme, je me dis que mes délires ne sont peut-être pas si faux que ça.

Et puis, il est vrai que je suis une privilégiée. J’ai tous ces morts qui viennent parfois me poser leurs petites questions existentielles durant mon sommeil, sans oublier la chance d’avoir droit de temps à autres (bien trop rarement à mon goût) au petit cadeau « Bonux » : un voyage qui n’a rien d’un rêve au milieu de régions aux paysages indescriptibles à la bouleversante beauté. Et pas de doute. Ça non !  Juste la certitude que vous êtes dans L’Ailleurs qui accueille les âmes.

Assez cool L’Ailleurs, d’ailleurs ! Les meilleurs pros du tourisme peuvent aller se rhabiller vite fait ! Parce que dans le genre espace super paradisiaque avec sentiment enivrant de plonger dans un océan de Paix et d’Amour, il n’y a pas mieux. Je vous le jure ! Pas un seul site de la planète Terre n’est à la hauteur ! Même pas à la hauteur de la cheville ! Parce qu’en de tels lieux, tout ce que vous pouvez faire, c’est rester béat-e (en évitant de baver) et en répétant inlassablement : « Que c’est beau ! Que c’est beau ! Que c’est beau ! ». C’est que le Tour Operator a soigné l’accueil et que vous avez même droit à une musique d’ambiance enivrante et à une Présence (angélique ?) rayonnante à vos côtés, à moins que vos proches décédés ne vous préparent une petite fête d’accueil.

Pas à dire ! Organisation impeccable et euphorie garantie au réveil. Voire même bien des années plus tard à la simple évocation du voyage.

Le problème, c’est que tout cela se vit personnellement et une telle intensité se partage difficilement. Après, il y a ceux qui vous croient : « Parce que je te connais et que je sais que tu n’es pas du genre à raconter des bobards ».

Et les autres : « Totalement tarée, celle-là. Elle a dû fumer la moquette ! ».

La première catégorie étant, étrangement, de loin la plus nombreuse.

Voilà qui m’étonnera toujours !

Et comme ceux de la première catégorie m’aiment vraiment beaucoup, ils ne vont pas s’offusquer lorsque je leur annonce que nous avons régulièrement des visites à la maison.

La plupart du temps d’adorables visites venant d’individus un peu empruntés :

« Excusez-moi ! Je me suis égaré. Vous pourriez m’aider ? »

« Mais bien sûr, madame, monsieur, mademoiselle, jeune homme. De toute évidence, vous êtes mort. Auriez-vous besoin d’un petit coup de main pour poursuivre votre route ? J’imagine que cela ne doit pas être simple de stagner ici sans scaphandre autonome vous permettant d’être vu et d’interagir dans ce monde ! »

C’est qu’à force d’occulter la mort, quand elle vous prend par surprise, il y a de quoi être tout perdu :

« Mon Dieu ! Qui suis-je ? Ou cours-je ? Ou vais ? Dans quel état j’erre » (étagère. Ceci est un gag pour détendre l’atmosphère en un instant critique).

Bref, pas toujours drôle d’être mort.

C’est que moi-même, je ne suis pas une experte en médiumnité. J’aimerais bien être comme ces héroïnes de séries télévisées à succès ou même comme ma sœur ou mes filles qui ont une perception des choses bien plus nettes que moi.

Mais pas de chance. Moi, les morts, je ne les vois pas et je ne les entends pas et c’est à peine si je les sens lorsqu’ils me touchent. C’est sûr que ça limite les discussions ! Mais la présence est tout de même évidente. Il paraît qu’on appelle ça le clair-sentir. L’impression absolue d’être observée, une sensation de froid, les poils qui se redressent, la nuque qui frissonne. Et des certitudes venant de Dieu sait où : c’est un homme. C’est une femme.

Plus difficile à vivre : c’est un enfant.

Comme cette petite qui avait élu domicile dans la chambre de mon aînée, attendant obstinément que la seule personne qui pouvait la percevoir revienne de vacances. La pièce était littéralement imbibée de peur. La plus terrible des peurs : celle de l’abandon.

« Pourquoi me laisse-t-on toute seule ?  Pourquoi personne ne s’occupe de moi ?  Pourquoi personne ne veut jouer avec moi ?»

Impossible d’entrer dans la chambre sans fondre en larmes. La tristesse de la petite avait tout imprégné. Mon cœur de mère en était entièrement chamboulé.

Impossible de laisser la gamine à son sort. Alors j’ai passé du temps avec elle pour que le sentiment d’abandon s’atténue et j’ai fait comme d’hab : J’ai appelé la colonne de secours.

Pratique d’être croyante : vous pouvez déléguer !

« Ohé ! Là haut ! J’ai une pitchoune qui a besoin d’aide. Vous pourriez m’envoyer quelqu’un ? »

En général, je n’ai pas à me plaindre. Excellent service après-vente.

Et cette fois-ci n’a pas fait exception à la règle. Lorsque je suis remontée après avoir fait une lessive, la chambre était vide et paisible.

Evidemment, c’est moins simple lorsque vous avez en face de vous un vieux papy ronchon qui trouve absolument insupportable que vous passiez vos vacances chez lui.

« Bon sang de bonsoir ! Qu’est ce que ces « estrangers du dehors » viennent encore faire chez moi ! »

Alors il faut vous expliquer, parfois longuement :

« Désolée ! Le service de location ne m’a pas indiqué que le fantôme était compris dans le prix du logement ! ».

« Veux pas le savoir ! Quittez les lieux ! J’vais vous apprendre, moi ! »

C’est comme ça que vous retrouvez votre fille terrorisée qui ne veut plus dormir seule, parce qu’elle a vu quelque chose de particulièrement effrayant dans sa chambre.

Et c’est reparti pour un échange à sens unique :

« Je vous comprends parfaitement. Vous devez être fâché. Mais cette vie n’est pas une vie. N’aspireriez-vous pas à autre chose ? Est-ce si agréable d’être en un lieu où vous ne pouvez plus saisir les objets, ni discuter avec qui que ce soit ? ».

Je me fais parfois l’impression d’être spécialiste de vente, reine du télémarketing en faveur de « Ciel & Co ».

Les arguments ont finalement dû être concluants pour mon papy, parce que la situation s’est grandement améliorée à la fin de notre séjour, l’homme se faisant des plus discrets. Mais j’ignorerai toujours s’il a décidé de nous laisser tranquilles ou s’il a finalement accepté de suivre mes potes d’en haut…

 

Tout ça pour vous dire que la mort, franchement, ça n’a vraiment rien d’inquiétant. Est-ce que vous, vous vous prenez la tête lorsque vous changez de costume ? Sérieusement !

Bon, je vous l’accorde, il est des habits que l’on aime plus que d’autres. Le vêtement fétiche qui ressemble à une vieille loque et dans lequel vous êtes si bien et avez vécu tant de choses incroyables que vous hésitez à le jeter malgré son état de délabrement avancé. Mais tout de même… Il arrive un stade ou l’attachement confine à la rage.

D’ailleurs, tous ceux qui ont vécu des morts imminentes vous le diront : une fois sorti du scaphandre, c’est tout juste si vous vous rappelez qu’un jour vous en avez eu un et vous avez toutes les difficultés à comprendre que la chose qui traîne là, en bas, est ce corps que vous avez tant chéri toutes ces années.

« Oh ben dis donc ! Y’a quelqu’un qui est dans un sale état. Le pauvre ! Mais ?… Attendez ! J’y crois pas ! C’est moi !  Mais, mais, mais… Qu’est-ce qu’ils font ? Lâchez ce défibrillateur tout de suite ! J’ai dis lâchez-le ! J’en veux plus de cette carcasse, moi ! Je suis trop bien là où je suis ! ».

On a peine à croire qu’un jour nous serons aussi indifférents à ce corps qui nous semble tellement indispensable à toute survie ! Mais l’important, finalement, n’est-il pas de savoir que notre « je-pense-donc-je-suis » survit assurément à ce grand jeu passionnant qu’est la vie sur Terre pour se lancer ensuite dans une autre existence toute aussi passionnante, certes, mais certainement moins efficace pour explorer toutes nos potentialités dans un monde de dualité.

Et c’est forts de toutes ces expériences qu’en regardant en arrière, nous pouvons dire sur nos lit de mort si nous avons bien interprété notre jeu de vie.

 

 

Alexandra Urfer Jungen