Voilà en résumé le récit que ma fille Laura Jungen m’a fait de son ancienne existence hors-norme.
Sauvée par « Oto-Sama »
Le récit que Laura m’a fait remonte probablement à cheval entre l’ère Sengoku et l’ère Edo (environ 1540 – 1620). Il débute avec les tortures et le viol de la petite fille qu’elle était par son propre père, une brute à la tête d’un groupe de personnes peu recommandables qui, elles aussi, violentaient l’enfant. Lorsque la fillette avait quatre ou cinq ans, le père a assassiné sa femme sous les yeux de sa progéniture.
Après d’innombrables mois sans voir leur voisine et s’inquiétant de ce qui avait pu lui arriver (tout en ayant très peur de son époux), les villageois profitèrent de la venue dans la petite localité de celui que Laura appelle Oto-Sama pour lui demander de l’aide. C’était le responsable d’un « dojo-monastère » situé dans une localité voisine. Il s’agissait d’un lieu formant des futurs soldats au combat et apprenant l’autodéfense à des moines pour leur éviter d’être dépouillés durant leurs déplacements. Les lieux abritaient aussi un temple.
En découvrant l’enfant décharnée, pleine de cicatrices purulentes vivant aux côtés du corps en décomposition de sa mère, Oto-Sama fut hors de lui. Il trancha la tête du père lorsque celui-ci rentra à la maison, puis il emporta la fillette pour la soigner. Il l’adopta peu après.
Je serai un garçon!
Quand elle eut six ans, alors qu’elle se remettait lentement des sévices subis, la petite fille fit part à Oto-Sama de sa décision d’être désormais un garçon pour ne plus avoir à subir les tortures antérieures et pour défendre celles et ceux ayant le même vécu qu’elle. Elle demanda à pouvoir suivre, comme les autres jeunes envoyés sur place, une formation dans le domaine des arts martiaux. Cet enseignement était alors formellement interdit aux filles, mais Oto-Sama, comprenant les motivations profondes et le besoin psychologique de son enfant, accepta le défi. Une fois remise, la fillette fut prénommée Shizaki et habillée en homme. En contrepartie, la petite fille avait l’obligation d’apprendre en cachette les arts féminins : la cérémonie du thé, la danse, la musique, le chant, la création d’ikebanas et le dessin. Oto-Sama, qui appartenait à la petite noblesse, voulait s’assurer que sa fille aurait tous les atouts pour être une bonne épouse si elle venait à retrouver le plaisir de sa féminité.
L’enfant encore traumatisée fut présentée officiellement comme étant son fils et elle se plongea à corps perdu dans l’apprentissage des arts martiaux, passant l’entièreté de ses journées à s’entraîner sans relâche. Son assiduité lui permit de sauter rapidement les classes et, après quelques années, elle était trop douée pour continuer les cours normaux, les autres élèves n’ayant pas le même enthousiasme, et surtout pas les mêmes incitations personnelles, à apprendre les arts du combat. C’est de ce fait Oto-Sama en personne qui termina la formation de son enfant surdouée. Deux anciennes amies de sa défunte femme s’installèrent également sur place pour aider l’adolescente à gérer sa puberté et à cacher ses formes féminines.
Trahison et vengeance
Mais suite à une trahison, les hommes d’un clan ennemi apprirent que le fils adoptif d’Oto-Sama était en réalité une fille et qu’elle avait appris les arts du combat malgré l’interdiction absolue en vigueur dans le Japon. Pour sauver la tête de son enfant, le sensei se fit hara-kiri au milieu des bois, entouré de ses ennemis.
Sa fille décida de se venger de la terrible perte et, durant plusieurs mois, elle tua petit à petit tous les responsables de la mort de son père adoptif. Pour cela, elle se faisait passer pour un démon grâce à un déguisement ingénieux. On l’appela d’ailleurs rapidement « le démon blanc au sang rouge » à cause des traces sanglantes qui souillaient son vêtement initialement immaculé.
Engagée au sein de l’armée
Après avoir été arrêtée et torturée, l’adolescente de quatorze ans fut prise en charge par un « général » éberlué par l’incroyable talent au combat de cette très jeune guerrière. Il découvrit qu’elle avait développé toute seule une technique de maniement du sabre dans laquelle chaque geste cherchait à gagner en rapidité et en efficacité par rapport aux mouvements traditionnels.
Conscient du formidable potentiel qu’il y avait là, il prit à son tour l’adolescente sous son aile et décida de continuer le mensonge à propos de son sexe. Il fit entrer l’adolescente dans l’armée à l’âge de quinze ans, faisant croire qu’il s’agissait en fait d’un jeune homme ayant grandi dans l’un des innombrables bordels de la région de Edo (Tokyo). Une excuse idéale, puisqu’il n’était pas rare à l’époque de faire porter des corsets et de donner une nourriture riche en œstrogènes aux jeunes garçons pour qu’ils prennent un physique féminin. L’endroit était également beaucoup trop éloigné du camp (situé au nord de l’île d’Honshu) pour qu’un curieux décide de mener l’enquête sur ce drôle de soldat.
La nouvelle recrue fut d’abord engagée comme aide au sein de l’armée, essentiellement en cuisine, puis elle fut enrôlée comme soldat à part entière à l’âge de seize ans. Ses compétences au combat supérieures à la moyenne couplées à un tout petit gabarit, un caractère bien trempé et une voix grave qui pouvait résonner dans tout le camp (c’était l’élément principal du « déguisement ») en ont vite fait un personnage à part.
A l’âge de dix-neuf ans, le jeune soldat surdoué fut engagé comme garde du corps et il partit pour un long voyage aller-retour de deux ans qui l’amena jusqu’à Gênes pour y prendre cinq chevaux et des marchandises.
Montée en grade
De retour au pays, il fut de nouveau sollicité au sein de l’armée et il monta rapidement en grade. Sa très petite taille, son physique avenant et sa connaissance des arts féminins en firent la personne idéale pour des missions d’infiltration. Le samouraï fut de ce fait régulièrement appelé pour des mandats plus ou moins secrets sur les ordres du « général » qui l’avait fait entrer dans l‘armée, mais aussi, régulièrement, au service de l’empereur du Japon en personne. Laura se souvient en particulier du transport de l’un des trois trésors sacrés de l’Empire du Soleil Levant : le pendentif qui aurait été offert au pays par la déesse Amaterasu en même temps qu’un miroir et un sabre.
Le franc-parler et le comportement hors-norme de ce minuscule « général » étaient tellement particuliers que beaucoup pensaient qu’il n’était pas un être humain, mais un yokaï (une créature surnaturelle) ou un « enfant dragon » qui avait pris forme humaine pour aider le Japon. Il avait beau répéter que ses compétences étaient le résultat d’innombrables heures d’entraînements et d’une enfance passée dans une maison de passe (selon la version officielle), personne ne le croyait.
Fin de vie loin des champs de bataille
Probablement dans la quarantaine, le « général » se retira dans son « dojo-monastère » après la mort traumatisante, le même jour, de l’ensemble de ses quatre frères d’arme durant une très rude bataille. Là, il reprit l’enseignement des arts du combat et, surtout, continua à développer le service d’aide aux femmes battues et aux enfants orphelins qu’il avait mis en place depuis des années en mémoire de sa mère.
Lorsqu’il fut très âgé, il décida de faire un épuisant voyage tout au sud du Japon, sur l’île de Kyushu, pour dire un dernier au revoir à la femme mourante de Ryosei, son meilleur ami et frère d’arme décédé au combat bien des années auparavant. Il ne se remit jamais vraiment de ce long voyage et mourut quelques petites années plus tard, sans doute dans la septantaine.
Durant toute sa vie de guerrier, seule une petite poignée de personnes (parmi lesquelles ses deux médecins personnels) ont su que le grand combattant était en fait une combattante.
Alexandra Urfer Jungen
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