3. Co-habiter avec des entités négatives

 

En août 1990, après nous être beaucoup tournés autour, Claude, mon camarade de catéchisme, et moi décidons de sortir ensemble. J’avoue ! Je lui ai fait du rentre-dedans. Au sens propre du terme. Alors que nous allions nous balader ensemble en moto, un freinage brutal, la roue avant de ma moto qui se bloque (c’était son défaut de conception) et je me retrouve à terre pendant que ma Kawa glisse longuement avant de taper violemment la Guzzi qui me précède. Résultat : deux motos endommagées et un os scaphoïde cassé pour Claude qui ne manque jamais de me rappeler que ma méthode de drague est toujours douloureuse trente ans plus tard ! Bref, après cela, il fallait bien que je m’occupe de lui pour me faire pardonner les dommages physique et matériels que j’avais engendrés. Puis vie en commun pendant quatre ans, mariage, et deux ans plus tard la venue d’une pitchoune.

Ma grande chance, c’est que mon mari a lui aussi une certaine sensibilité par rapport à l’invisible. Il a souvent des intuitions étonnantes et des mémoires qui ne viennent certainement pas de cette existence. Mais il est aussi l’informaticien qui vient toujours remettre sa famille dans le terre-à-terre sans pour autant nier les vécus de « ses femmes ».

 

Danger à la maison !

Notre fille Laura naît en 1996, peu de temps après notre emménagement à Chancy, ce village situé à l’extrême Far-West géographique du canton de Genève et de la Suisse. Nous n’imaginons pas alors que nous vivrons en ce lieu des événements hors-normes peu agréables.

Au commencement, la situation dans notre logement se révèle seulement inconfortable. Mais elle se dégrade peu à peu au fil des années. Et les entités côtoyées se révèlent malheureusement peu sympathiques. Rien à voir avec les âmes de personnes décédées, même pénibles. Là, il n’y a aucune personnalité derrière les êtres qui nous intimident. Seulement un « je suis » duquel émane quelque chose d’éminemment négatif. Quand nous ressentons sa ou leur venue, tous les poils de nos corps se dressent, une sueur glacée nous coule le long de l’échine et un signal d’alarme hurle littéralement dans nos têtes qu’il faut fuir. Vite et loin.

Coockie, notre jeune chien, se cache sous le canapé, deux de nos chattes fuient à l‘extérieur, quant à la troisième, particulièrement courageuse, nous la voyons passer à l’attaque, poils redressés et toutes griffes dehors, face à ces présences invisibles. Le plus étrange étant de voir la fumée de bougies faire soudain d’inexplicables angles droits dans l’air.

A cette époque, ma sœur Sylvie vit sans doute chez nous l’une des plus grandes peurs de sa vie. Elle nous offre un soir quelques heures de baby-sitting pour nous permettre de sortir lorsqu’elle entend de lourds bruits de pas et des portes claquer à l’étage. En allant vérifier, elle constate qu’il n’y a strictement rien qui justifie ces bruits étranges.

Cathy, une de nos amies naturopathe qui a des capacités particulières, reçoit même un jour une pile de cartons que nous avions dans l’entrée au moment où elle passe à côté. Des cartons qui ont clairement été poussés.

Consciente du danger, j’essaie autant que possible de mettre ma fille, encore toute petite, au maximum à l’abri. Elle dort souvent chez ses grands-parents, mais cela ne suffit pas. Combien de fois hurle-t-elle parce que le « monstre aux longues griffes » est à côté de son lit ? Nous passons bien des nuits tous les trois, la boule au ventre, une bougie allumée sur la table de chevet, dans la minuscule chambre à coucher parentale, seul lieu épargné par les entités.

Laura est souvent visée. Les êtres l’enferment dans sa chambre. « Beaucoup de fois, les portes et les fenêtres étaient impossibles à ouvrir. Soit la poignée ne s’abaissait pas, soit la porte restait comme collée par un vide d’air. Parfois même les portes d’armoire et les tiroirs restaient bloqués. Heureusement ce n’est pas souvent que tout était bloqué. Mais la porte oui. C’est arrivé beaucoup de fois. Pour finir, je retournais dans mon lit et je me mettais assise sous une couverture avec juste la tête qui dépassait et j’attendais que ça passe. »

Nous essayons d’ouvrir la porte de sa chambre et la grondons pensant qu’elle n’ose pas nous dire qu’elle s’est enfermée à clé dans la pièce ou qu’elle a mis quelque chose qui bloque la porte. Je me souviens en particulier de ce jour où Laura est en panique. Elle nous jure qu’elle n’a rien fait, mais ni Claude, ni moi n’arrivons à ouvrir la porte. Difficile pour nous de la croire. Pour finir, Claude donnera un grand coup d’épaule et la porte finira par s’ouvrir. Nous ne comprenons pas.

Et puis, un jour, je subis à mon tour l’enfermement. Je suis avec Laura dans la salle-de-bain. Nous nous brossons les dents et, subitement, il m’est impossible d’ouvrir la porte. Elle n’est pas bloquée, mais il y a une forte résistance. J’essaie de ne pas montrer la peur qui monte en moi, mais ma fille n’est pas dupe. Elle, elle est heureuse : « tu vois, je t’avais bien dit, maman ! ».

Laura se souvient surtout avec clarté d’une attaque menée par une entité particulièrement agressive à son encontre. Un combat entre deux-monde où elle est sévèrement blessée au bras sans que ça laisse une empreinte physique. Du moins pas immédiatement. Bien des années plus tard, alors qu’elle est adolescente, Laura est griffée exactement au même endroit par une lapine. Un sang presque noir s’écoule de la blessure et les griffes de l’animal laissent des traces qui mettent près d’une année à disparaître. C’est incompréhensible en terme strictement médical. Les docteurs peinent à croire que de telles marques, larges et parfaitement parallèles, aient pu être causées par un lapin nain. Aujourd’hui adulte, Laura n’a pas oublié ce puissant adversaire. Mais elle a réalisé que cette confrontation lui a donné des capacités qui lui permettent désormais d’affronter et de chasser ce qui terrorise la majorité des gens.

 

Tenter de faire face

Dans l’impossibilité de déménager rapidement à cause de la crise du logement, nous devons trouver le moyen de survivre dans notre logement malsain de Chancy.

Active au sein de la paroisse locale, je vais demander de l’aide aux pasteurs, mais le protestantisme réformé ne prépare pas ses ministres à faire face à l’invisible. Au contraire ! Cette branche du protestantisme est particulièrement cartésienne. C’est sa force et sa faiblesse : les mises en contexte, l’analyse poussée de chaque mot, les liens créés avec les découvertes scientifiques sont, à mes yeux, un « plus » qui permet d’éviter tout excès et dogmatisme de type sectaire. On demande aux paroissiens de réfléchir par eux-mêmes. Le Réformé analyse et essaie de mettre en contexte pour mieux appréhender les textes bibliques et saisir comment ils peuvent influencer sa vie aujourd’hui. Le revers de la médaille, c’est que l’Invisible a été peu à peu rejeté pour devenir des interprétations d’un autre temps, une pathologie psychiatrique ou le fruit de l’imagination débordante des auteurs pour impressionner le lecteur. A tel point que j’ai entendu quelques pasteurs admettre ouvertement ne pas vraiment croire en l’Au-Delà. Ils voient dans les textes bibliques un « vivre ensemble » éminemment positif, mais de là à admettre la véracité de l’invisible, difficile à leurs yeux de franchir le pas. Je me suis souvent demandée comment ces personnes pouvaient en toute honnêteté exercer leur métier.

Dans ma paroisse de la Champagne, les ministres ont clairement la foi. Mais ils sont totalement désemparés. Ils me connaissent et ils me croient lorsque je leur raconte les attaques que nous vivons dans notre logement. Par contre, ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’ils pourraient faire pour aider notre famille face à ces intrusions. Avec les prêtres exorcistes, les amis catholiques ont bien plus d’outils à leur disposition pour faire face à ce type d’événement.

Nous sommes heureusement soutenus par Cathy et Evelyne, nos amies naturopathes. Elles nous donneront les clés pour survivre en ce lieu. Sur leurs conseils, nous passons de l’encens et de la sauge brûlée dans chaque pièce. Nous faisons aussi tourner en boucle la nuit entière des chants grégoriens. Etonnamment, nous remarquons, le matin venu, que l’air semble clair et frais, comme si nous avions longuement aéré et qu’une douce brise printanière était entrée dans le logement.

Claude, inspiré subitement, créé de toute pièce un carillon qui se révèle lui aussi efficace.

Le phénomène que nous subissons va et vient. Parfois, nous sommes tranquilles une semaine entière, voire dix jours. Durant ces absences, j’ai presque envie de le ressentir à nouveau, seulement pour me prouver que je ne suis pas folle et qu’il y a bien chez nous quelque chose d’agressif. Cet appel inconscient est évidemment une très mauvaise idée.

En parallèle, mon état de santé est au plus mal. Je ne cesse de perdre des forces. Chaque mouvement est un effort surhumain. Je me mets à trembler comme si j’avais un Parkinson en phase terminale. Je dois stopper durant deux mois mon travail. Analyses sanguines, IRM, tests divers, les médecins ne voient rien. J’en suis au stade d’espérer un cancer ou une sclérose en plaque, seulement pour que le corps médical puisse mettre un nom sur ce mal qui me ronge. On ne cesse de me répéter inlassablement que tout est dans ma tête en me montrant très clairement que ma place est en hôpital psychiatrique. Pourtant, je sens viscéralement que ce n’est pas moi qui me créé tout cela. Je sens que c’est mon corps qui ne fonctionne pas correctement. Je me demande dès lors si ce n’est pas notre logement qui me rend à ce point malade.

J’ai toujours eu des faiblesses. L’impossibilité de courir ou de faire un effort de longue durée sans partir en semblant de crise d’asthme, le besoin de calculer mes forces depuis toute petite pour tenir ma semaine d’école, les articulations qui se déboitent sans raison. Des maux qu’on finit par penser être ceux de tout le monde. Surtout un état de fatigue permanent que je mets tour à tour sur le compte du stress scolaire, de la surcharge de travail ou d’un trop-plein de choses à gérer en même temps. Je devrai attendre d’avoir 52 ans pour comprendre que je suis affectée par une maladie génétique: le syndrome d’Ehlers-Danlos. Mais à ce moment-là, je ne comprends pas ce qui m’arrive. Et je respire enfin un petit peu lorsqu’un spécialiste plus à l’écoute que les autres s’étonne en faisant la liste de mes symptômes : « On ne vous a pas donné de supplémentation en magnésium ? » Ben non ! Mes analyses sanguines montrent que je reste dans la moyenne. Le fait que j’aie des besoins supérieurs à ceux du reste de la population ne peut pas être compris par la médecine moderne qui fait entrer tout le monde dans les mêmes petites cases. Le corps médical n’est aujourd’hui plus capable de voir les signes que montrent le corps du patient.

Le magnésium m’aidera, mais ce n’est pas la panacée. Il est clair que ce logement si habité pompe le peu de forces qu’il me reste, altérant grandement mon énergie. Mon énergie vitale. Je vis jour après jour ce cercle vicieux : moins j’ai de force et moins j’arrive à quitter l’appartement. Par chance, grâce à une amie travaillant dans une régie, nous pouvons enfin, après des années de recherches infructueuses, nous retrouver en haut de liste pour un nouveau logement. Il est beaucoup plus petit, mais peu importe. Je sens que je pourrais y laisser la vie si je reste davantage dans notre appartement maudit. Les présences se font d’ailleurs de plus en plus violentes.

Peu de temps avant de déménager, je vis sans doute le pire moment dans cet appartement. Alors que je suis seule le soir à la maison, la terreur m’envahit subitement. Je travaille sur la table de la salle à manger quand je sens les présences entrer dans le logement. Trois êtres qui tournent autour de moi, me frôlant de près. En panique, j’appelle mon mari pour qu’il vienne me rejoindre, mais il lui est impossible de quitter son travail. Je dois faire face seule.

En me laissant inspirer, je place des bougies en triangle autour de moi et je mets dans le lecteur CD les chants grégoriens dont nous avions testé l’efficacité. Mais cette fois-ci les êtres refusent catégoriquement de quitter les lieux. Ils m’intimident de plus en plus.

Je réussis enfin à suffisamment me recentrer pour demander de l’aide à « Ceux d’en Haut ». Je l’avais souvent fait, mais cette fois sort vraiment de l’ordinaire par l’ampleur des attaques dont je suis victime.

L’appel au secours est entendu au-delà de mes plus folles espérances. Je ressens à mes côtés deux immenses présences à l’incroyable puissance. J’ai le profond sentiment d’être protégée par ces deux êtres lumineux, gardes-du-corps hors du commun, que mes yeux ne peuvent pas percevoir, mais dont je ressens la chaleur et la présence rassurante par tous les pores de ma peau. « Demandez et on vous donnera » lit-on dans Luc 11,9. Pour la première fois, je réalise pleinement qu’il suffit de formuler son besoin pour recevoir de l’aide. Et quelle aide !

 

Les apprentissages

Cette expérience à Chancy m’a finalement appris à faire face à ces entités malfaisantes et comment agir lorsque j’y étais confrontée. Avec pour règle n°1 de ne pas se laisser envahir par la panique. Se recentrer. Aller au-dedans de soi pour se calmer. Ne pas laisser la moindre place à la terreur animale qui fait rapidement perdre toute logique humaine. Puis, faire appel à En-Haut (quel qu’il soit) pour obtenir de l’aide. L’important est en tout cas de rester centré sur la Lumière.

Je réalise les grandes similitudes entre ma façon de faire et les méthodes employées par ceux qui essaient de combattre leurs handicapantes phobies, comme celles des serpents, des araignées ou des vols en avion. Il faut dans tous les cas apprendre à les apprivoiser en s’y confrontant. Les regarder en face pour au final ne plus y prêter attention.

J’ai surtout réalisé qu’en combattant ces entités négatives, on leur donne une importance et une force qui nous désavantage. Les ignorer tout en restant centré vers En-Haut est au final la meilleure manière de procéder. Lorsque j’ai suivi des cours d’auto-défense pour femme avec Laura, nous avons simplement appris durant une des rencontres à marcher et à dire « non ! ». Notre simple attitude pouvait faire de nous des victimes ou quelqu’un qui sera ignoré des agresseurs. Avec la confiance et l’absence de peur, nous offrons beaucoup moins de prise aux attaquants, quels qu’ils soient.

 

L’enquête

Avant de partir, nous avons mené l’enquête. Oui ! Les personnes habitant avant nous dans ce logement ont bien vécu elles aussi des événements peu communs. Des bruits de pas non localisés, des impressions de présences, des sentiments de dépression inexplicables dès que le pas de la porte était franchi.

Si nous avons été touchés par ces phénomènes, nous avons très vite eu le sentiment que le problème n’était pas situé principalement dans notre domicile. Il semblait suinter du mur comme un pétrole noir invisible et gluant. Nous étions persuadés que le souci était surtout localisé dans le logement attenant. Étrangement, durant les sept ans où nous avons dû faire face à ces événements, nous avons changé six fois de voisins !

En faisant des recherches, nous avons aussi appris que les anciens du village estimaient que la construction d’un immeuble à l’endroit où a été bâti notre logement était une hérésie. Le talus était en friche depuis des temps immémoriaux.

Chancy a par ailleurs eu une histoire tourmentée faite de guerres et de destruction à cause de sa localisation stratégique permettant d’entrer facilement et discrètement à Genève. Bien des batailles se sont déroulées à cet endroit. Des conflits qui remontent jusqu’au temps des Romains. Plus tard, dans les années 1600, les villageois ne reconstruisaient même plus leurs habitations démolies. Cela n’en valait pas la peine : des hordes les détruisaient de toute façon peu après.

J’ai le sentiment que le village a été imprégné de peur, de mort et de haine. Est-ce que cela a attiré des êtres peu recommandables en ce lieu ? Est-ce que cela a créé une sorte d’égrégore agressif ?

Enfant, j’ai grandi à Avully, le village voisin situé en hauteur par rapport à Chancy. Je me rappelle qu’à cette époque, nous n’aimions pas aller chez nos voisins. Nous nous arrêtions généralement dans les hameaux et les villages attenants. Ma maman détestait particulièrement cet endroit : « C’est sombre là-bas ! » et pourtant la luminosité était objectivement la même que chez nous. Avions-nous inconsciemment perçu quelque chose ?

 

Alexandra Urfer Jungen

 

La suite: 4. EMI et premiers souvenirs japonais de Laura

Liste des chapitres de “Une famille (para)normale”